un froid d'avril et un écran


            Le soleil se lève sur les buildings du quartier de la gare du nord. On est en avril mais toutes les têtes sont recouvertes de bonnets ou de capuches. Les mains sont fourrées dans les poches, comme si elles voulaient disparaître. Faut dire qu'on est dans un avril belge. Faut dire qu'il est à peine 6h du matin et que le soleil n'a pas encore réussi à s'aventurer le long des façades bétonnées. 
          Et les visages. Les visages sont fermés, et pas réveillées. 
De toutes les couleurs, de toutes les formes. 
          Il y a cette famille. Ils ont cinq enfants. Un bébé, deux petites dans une poussette, un autre bébé emballé dans des couvertures et une petite fille qui tremble. Elle est toute mince, toute jeune, toute pas assez habillée et elle tremble.
           Autour, il y a des grues qui tournent, le béton, des camions. Je comprends rien. 
Il y a toutes ces énormes choses autour. Ces trucs compliqués. 
Et il y a cette famille, ces gens. Avec des sacs et des pots de lait pour bébé. 
Il y a tous ces gens avec leurs affaires, d'autres avec rien. 
Il y a tous ces gens avec leurs histoires, leurs passés, leurs racines qu'ils viennent échouer le long de cette file qui grandit. 
Et autour, il y a ces grues qui construisent des trucs compliqués, des immeubles énormes. Et moi je comprends rien.
        Il y a des sirènes de flics, et ces blancs qui passent en costumes et tailleurs. 
Ils passent avec leur gel, avec leurs talons, leurs montres qui découpent le temps, avec leurs bulles de parfum du matin qui disparaissent au long de la journée. 
Ils passent avec leurs histoires, leurs passés et leurs racines. 
Ils passent avec leurs yeux qui ne voient pas. 
Ils passent sans voir ces visages de toutes les couleurs, de toutes les formes. 
Ils passent sans voir cette file de gens avec leurs histoires, leurs passés et leurs racines. 
Ils passent comme si leur chemin était ailleurs que sur ce trottoir plein de gens qui attendent dans le froid d'avril. 
Ils passent sur ce même trottoir au milieu de ces grues, de ces immeubles, des camions et des sirènes de flics. 
Je comprends vraiment rien ce matin. J'ai envie de crier. "Regardez! Ils existent! Ils vivent, ils espèrent eux aussi" 
         J'ai mis mes gants d'hiver et mon bonnet blanc. Je réchauffe ses mains entre mes gants. Ses grosses mains de travailleur. Ces grosses mains qui ont grandis au soleil et ont vécus mille sourires et aventures avant d'échouer ici. Mes pieds me piquent trop fort. 
           Le soleil commence à éclabousser les immeubles et les grues autour. Il est bloqué derrière le WTC, l'immeuble dans lequel on attend de pouvoir entrer. 

         Une foule qui grouille et qui avance au rythme des claquements de talons. C'est l'heure de pointe dans la gare du nord. 
            Ils ne m'ont pas laissée entrer avec lui. A 8h, la porte s'est ouverte. Pour 1h seulement. Alors la file a commencé à s'enfiler par cette petite porte qui crève le WTC. Il y avait des policiers partout, des portiques détecteurs de métaux, des tapis sur lesquelles défilaient les sacs. La famille aux cinq enfants est entrée, elle s'est faite fouillée. Comme tous les autres. Il y avaient des affiches "Retours volontaires" partout. Des gros blancs qui parlaient sans phrase. 
"Nationalité" 
"Ouvrez vos manteaux" 
"Avancez" 
Vous n'êtes pas des êtres humains. 
Vous n'avez rien. 
On a tous pouvoirs ici, et vous n'êtes rien. 
Sans histoires, sans passés, sans racines. 
Votre avenir, on le tient au creux de notre grosse main. 
On vous le balancera à la figure quand on l'aura décidé.  
"Et vous?" "J'accompagne cet homme" "Non, sortez". 
        Alors, je suis partie. En pensant qu'il ne ressortirait peut-être pas d'ici. En pensant qu'ils allaient l'emmener quelque part, loin. Peut-être le renvoyer dans son pays. 
          Alors, j'attends au milieu de la gare du nord pour avoir moins froid. Au milieu de tous ces gens qui déboulent de partout comme un courant. J'ai moins froid mais j'ai peur.

          8h plus tard, il est sorti. Libre. Après avoir été fouillé, enregistré, interrogé. 
"Nom?"
Celui de mon père. Celui qui existe depuis des générations. Celui qui raconte la lignée de mes ancêtres.
"Prénom?" 
Celui que m'a donné mon père.
"Vous êtes de quel pays?"
Le pays de Soudiata Keita, d'Ali Farka Touré. Le pays où l'on parle plus de treize langues différentes. Qui s'étend sur des milliers de kilomètres. Qui voyage entre les paysages verts et les mystères du désert.
"Pourquoi vous êtes là?"
Parce que j'en ai envie. Je veux être libre d'aller où je veux sans me justifier.
        Pendant 8h, il est resté enfermé avec tous ceux qui avaient pu entrer, sans avoir le droit de sortir. Entouré de flics comme s'ils étaient en prison. Comme s'ils étaient des criminels.
         Le chemin commence maintenant. Il est bourré de détours et de mailles serrées qu'il va falloir enjamber, contourner, dénouer. 

(J'ai écrit ce texte le 16 avril 2012. Il relate le passage obligé de tout ressortissant non européen qui arrive en Belgique, de tout demandeur d'asile: l'inscription à l'Office des Étrangers.)

Creuser
(1/03/2014)

Creuser un petit trou derrière cet écran.
Gris, terne, qui enferme.
Ce masque d'une réalité rigide et plantée de cases. 
Ces cases dans lesquelles il faut se couler alors qu'on a pas la forme qu'il faut.
Dans lesquelles il faut se liquéfier, fondre alors qu'on est pas de ce liquide là.
Alors que chacun a sa propre texture, sa propre odeur, sa propre histoire.
Comment tout peut être contenu dans des cases?
Ces cases ne ressemblent à personne.
Elles ont été crées de béton, de plastique, de reflets, d'illusions, de cravates et d'asphalte.
Elles écorchent les formes, les milliers de formes.
Elles en arrachent des morceaux, les écrasent, les taillent, les découpent, les dépigmentent.
Elles détruisent l'unité, l'humanité.
Elles éteignent les accents, les couleurs, les nuances, les traits qui unissent, les contours, les sourires, les rires éclatants, les gestes éparpillés, le plaisir jeté, la chaleur, la douceur, les regards longs, ronds, justes.
Il n'en reste que des cases ternes, un tas de formes séparées, dispersées d'elles-mêmes.

L'écran est là, sous nos yeux. 
Nuque coincée. 
Immobilité engluée.
L'écran modèle, force, coupe les regards. 
Les épaules tombent avec eux.
Et pourtant.

E pourtant, creuser un petit trou. Parce qu'on le sait se qui cache derrière, c'est en nous.
Un petit trou. L'agrandir chaque jour un peu plus. Percer encore et encore. 
Fissurer cette écaille de fausses notes. De sons qui n'existent pas vraiment.
Revenir. Encore et encore percer. 
Puis fracasser, à coups de confiance, de sourires, de nuances, de gestes et de couleurs. 
Le regarder s'écrouler et libérer cette immensité. 
Retourner en soi. Renouer. 
Le ciel est immense derrière l'écran.




3 commentaires:

  1. Wah! Ces deux derniers articles, ces textes et ces images sont magnifiques... C'est fort, surtout. Tu fabriques beaucoup de choses dis donc, avec ton corps, ton esprit et tes mots qui partagent tout ça.
    Des grosses pensées à vous trois, et à toutes ces familles colorées, dont on fait aussi partie pour les belles choses et les terribles.

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  2. Ah, c'est le compte Google de Guido qui est activé, mais c'est Cécile qui écrit.

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  3. Merci Cécile, C'est si bon de lire tes mots.

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